Un récent article de la National Review des États-Unis nous alerte sur le sort dramatique des Assyriens du nord-est de la Syrie, en raison de l’invasion turque et des actions des milices kurdes…
Après des décennies de dérobade en raison des objections de la Turquie, la Chambre des Représentants des États-Unis vient de reconnaître le génocide [voir notre précédent article] de la population chrétienne arménienne de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Dans le texte de cette résolution, il est fait référence à d’autres populations chrétiennes qui ont été victimes de ce génocide : Grecs, Assyriens, Chaldéens, Araméens et Maronites. Chacune constitue une communauté unique avec son histoire unique. Même si l’encre de cette résolution est en train de sécher, une de ces communautés, située au nord-est de la Syrie, doit faire face de nouveau à cette menace existentielle familière.
Malgré un allégué cessez-le-feu entre les États-Unis et la Turquie puis, de manière séparée, entre la Turquie et la Russie, le massacre turc se poursuit en Syrie.
Des forces soutenues par la Turquie font mouvement dans un chapelet de villages, situés tout le long de la rivière Khabour, villages qui constituaient un refuge pour les chrétiens assyriens qui avaient fui la Turquie voici un siècle. Leurs descendants sont sur le point de disparaître. Le Conseil militaire syriaque, composé de chrétiens locaux, a défendu avec succès cette zone contre les dernières incursions, mais combien de temps cela pourra-t-il durer sans le soutien d’alliés supposés ? Avant 2011, la population assyrienne de la Khabour se répartissait dans plus de trente villages qui s’étendait du sud de la ville de Ras al-Kaïn jusqu’à celle d’Hassaké, la capitale régionale. Au centre de ce chapelet de villages, la population de Tell Tamer était essentiellement kurde et arabe contenait aussi une minorité assyrienne significative.
Les Assyriens de la vallée de la Khabour sont presque exclusivement membres de l’Église [apostolique] assyrienne d’Orient qui a une histoire fascinante, en grande partie inconnue en Occident. Ces Assyriens sont les descendants des chrétiens de l’Empire perse, et leur origine remonte aux tout premiers jours de l’Église. Quand on pense aux origines du christianisme, on a tendance à mettre l’accent sur l’Empire romain et son climat politique. Alors que le foi se disséminait dans toute la Méditerranée de l’Antiquité, elle se répandait aussi sur tout le territoire du principal rival de Rome : l’Empire perse d’Orient. La communauté chrétienne qui s’y trouvait parlait essentiellement l’araméen/syriaque et utilisait cette langue dans sa liturgie. Leur dialecte particulier de la langue maternelle que parlait Jésus, est toujours parlé aujourd’hui tout du long de la rivière Khabour. Mais, d’ici une semaine, il pourrait ne plus l’être.
En l’an 424 de l’ère chrétienne, les chrétiens de l’Empire perse se séparèrent du reste de l’Église et formèrent l’Église d’Orient. Ils envoyèrent des missionnaires à l’est si bien que la plus grande concentration au monde de chrétiens de tradition syriaque vit dans le sud de l’Inde. Des inscriptions bilingues en syriaque et en chinois remontent au Moyen-Âge. L’écriture mongole traditionnelle, une adaptation de l’alphabet syriaque, est le fruit des efforts des missionnaires chrétiens, efforts dont l’Occident a fait bien peu de cas.
Les invasions mongoles du XIIIe siècle au Moyen-Orient, ont été particulièrement préjudiciables aux communautés chrétiennes qui ont survécu pendant des siècles au règne islamique. Les communautés se sont réduites. Lors de la Première Guerre mondiale, les chrétiens assyriens étaient principalement concentrés dans le sud-est de la Turquie et dans certaines parties de l’Irak. En 1915, l’Empire ottoman en pleine décrépitude, ayant décidé que le territoire qui allait devenir la Turquie devait être débarrassé de la population chrétienne, ouvrit la voie vers un État ethniquement turc, dans une région qui avait été ethniquement diverse. L’oppression en cours de la Turquie contre sa population kurde est une tentative d’achever ce qu’elle a commencé en éliminant les chrétiens du pays.
Après le génocide, dont on dit qu’il a coûté jusqu’à 2 millions de vies parmi les différentes communautés ciblées, les chrétiens prirent la fuite. Beaucoup se retrouvèrent aux États-Unis. Les Assyriens fuirent en grand nombre en Irak, mais ils y rencontrèrent aussi bien des problèmes. Bien que certains aient combattu aux côtés de l’armée britannique qui occupait alors le pays, la Grande Bretagne ne soutint pas leur rêve d’un État assyrien indépendant. Après le massacre des Assyriens à Simele au nord de l’Irak en 1933, beaucoup traversèrent le Tigre pour se réfugier en Syrie alors sous contrôle français, et ils s’établirent tout le long de la rivière Khabour. C’est là qu’a vécu depuis cette communauté en conservant son dialecte araméen.
Les chrétiens assyriens de Syrie constituent une minorité dans la minorité. La plupart des chrétiens en Syrie, dont le nombre représentait moins de 10 % de la population avant le déclenchement de la guerre, sont ethniquement des Arabes. Même la communauté syriaque (cousine des Assyriens), située dans le nord-est de la Syrie, a une population plus importante. Les quelque 15 000 Assyriens vivant sur les rives de la Khabour avant 2011, constituaient la plus grande concentration subsistante des Assyriens dans le monde.
Le 23 février 2013, après près d’un siècle de stabilité pour les Assyriens, déferlant du Mont Abdulaziz, au sud-ouest de la Syrie, les combattants de l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL) prirent le contrôle de quasiment la moitié des villages assyriens de la région et enlevèrent 250 habitants. Trois furent tués et filmés en vidéo afin d’envoyer le message que la communauté avait intérêt à payer [les rançons] : ce qu’elle fit après avoir récolté de l’argent auprès de la diaspora assyrienne dans le monde entier. Tous les otages furent libérés sauf une jeune fille. Les résidents imaginèrent qu’un émir de l’EIIL s’était lié à elle et l’avait gardée pour lui. Ce qu’elle est devenue est toujours inconnu. Dans les villages sous son contrôle, l’EIIL détruisit systématiquement les églises tandis que sur les maisons et les commerces il peignit des graffiti vantant l’État islamique.
L’EIIL tint pendant près de trois mois la rive sud-ouest de la Khabour avant d’en être chassé par les YPG (Unités de protection du peuple) kurdes et des groupes de chrétiens locaux. Les YPG et ces groupes chrétiens finirent par s’unir pour constituer les Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par les forces aériennes américaines. Entre enlèvements, combats et menaces de l’EIIL, la plupart des Assyriens prirent la fuite. L’aide au Assyriens de la Khabour se manifesta principalement sous la forme de visas accordés par des nations comme l’Australie, la Suède, l’Allemagne et les États-Unis. En 2019, il ne reste plus que 700 à 800 individus dispersés dans l’ensemble des villages. Ceux qui sont restés avaient la détermination de reconstruire et de se maintenir. Après quatre années d’une relative stabilité, quelques Assyriens sont revenus, au moins à temps partiel, pour planter et récolter leur blé et leur orge dans les champs irrigués par l’eau de la Khabour.
Au cours de ces tout derniers jours, des militants soutenus par la Turquie, ont commencé à envahir les villages assyriens de la Khabour. Pour les habitants, l’histoire se répétait. Des vidéos ne cessent d’apparaître montrant les islamistes soutenus par le Turquie en train de commettre des atrocités contre des civils ici ou là. Les chrétiens ont fuit les villes de Tell Abyad et Ras al-Aïn, tandis que les mandataires de la Turquie les investissaient aux cris de Allahou Akbar, avec le soutien de la puissance militaire turque. À Tell Abyad, les miltants ont filmé une scène à l’intérieur de l’église de la ville, disant qu’elle avait été profanée lorsqu’elle était sous la protection des YPG ces dernières années. Les mandataires de la Turquie prétendent que les YPG y avaient apposé une photo de Abdullah Ocalan, le chef du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan qui existe en Turquie et en Irak. J’estime cette allégation hautement improbable, ayant visité, ces dernières années, des dizaines d’églises dans le nord-est de la Syrie, et souvent sans avoir annoncé ma visite. Selon toute probabilité, après que les chrétiens arméniens eurent évacué la ville, ayant anticipé les combats, les milices soutenues par la Turquie ont profané l’église et l’ont filmé pour en accuser leurs ennemis. Depuis 2011, la communauté chrétienne du nord-est de la Syrie est divisé entre ceux qui restent attachés au gouvernement et ceux qui soutiennent les FDS soutenus par les Kurdes, mais tous sont unis dans leur opposition à l’invasion turque et dans la peur que leur inspirent les groupes djihadistes syriens que la Turquie a utilisé comme ses mandataires dans le conflit.
Étant donnée l’histoire de ces cent dernières années, il est compréhensible que les chrétiens du nord-est de la Syrie refusent de vivre sous la férule turque. Début 2018, la Turquie prit le contrôle de la région d’Afrin, au nord-est de la Syrie, région largement peuplée de Kurdes. Une communauté d’anciens musulmans convertis au christianisme évangélique s’enfuit vers Kobané [gouvernorat d’Alep], ville située sur la frontière nord entre la Syrie et la Turquie. Les milices soutenues par la Turquie, profanèrent des sites religieux yézidis et pillèrent des sites archéologiques – tout récemment, une église historique maronite.
Il n’y a aucune raison de croire que les mandataires de la Turquie se comporteront différemment dans le nord-est où ils ont commencé à envahir les villages assyriens de la Khabour. La reconnaissance d’un génocide qui s’est déroulé voici un siècle, est un fait important mais cela n’aidera en rien à empêcher l’actuel massacre qui pourrait conduire à sa fin la communauté assyrienne de la Khabour. Les troupes américaines empêchaient une telle issue, mais depuis elles se sont retirées de la région frontière et ont permis à la Turquie de s’y mettre. Le gouvernement syrien et les Russes disent qu’ils arrêteront les Turcs, mais les Turcs continuent leur avance. Les chrétiens ont déjà quitté Tell Abyad et Ras al-Aïn. La Khabour pourrait suivre. Après cela, des milliers de chrétiens mais aussi de Kurdes et Yazidis et d’autres encore dans tout le nord-est de la Syrie devront faire face à la menace de violences et de destructions tant que la Turquie ne sera pas stoppée.
Source : National Review, 31 octobre 2019